Le naturalisme au cinéma : chronique d’un style à la recherche du réel

Une genèse littéraire et un ancrage social
Le naturalisme cinématographique prend racine dans un terreau littéraire bien identifié. Avant d’être une esthétique de l’image, c’est d’abord une manière de voir le monde. Porté par Émile Zola et les écrivains du XIXe siècle, le naturalisme littéraire revendiquait une observation rigoureuse, presque scientifique, du réel social. Le cinéma, à ses débuts, ne pouvait qu’épouser cette tendance — d’autant plus que sa nature même, mécanique et photographique, semblait le prédestiner à enregistrer le réel.
C’est dans les premières décennies du XXe siècle, à travers des films de Louis Feuillade ou d’Erich von Stroheim, que le naturalisme commence à trouver une forme visuelle : plans longs, décors non stylisés, comédiens issus de milieux populaires, absence de musique dramatique. Ce style émerge dans un contexte industriel et social marqué par la transformation des classes laborieuses, les migrations, et l’essor du réalisme socialiste à l’Est. Mais c’est dans l’Europe de l’après-guerre que le naturalisme va prendre une dimension nouvelle.
Le tournant néoréaliste : une révélation
Avec le néoréalisme italien, le naturalisme cinématographique trouve ses lettres de noblesse. Roberto Rossellini, Vittorio De Sica, Luchino Visconti réinvestissent le regard du réel dans un pays en ruines, où le studio Cinecittà est déserté au profit des rues de Rome. Ce mouvement n’est pas une simple esthétique : il est éthique. Il raconte des vies ordinaires, filme des acteurs non-professionnels, cherche la vérité nue du quotidien.
Le film « Le Voleur de bicyclette » (1948) devient l’un des emblèmes de cette approche. À travers une trame modeste, c’est toute une société qu’il expose, avec ses humiliations, ses solidarités précaires, ses silences. Le naturaliste, ici, ne cherche ni la beauté ni la performance : il cherche la justesse.
Les héritiers français : entre continuité et radicalité
En France, le naturalisme trouve un écho dans les œuvres de Jean Renoir, qui dès les années 1930 filme la dimension sociale des individus, avec une caméra fluide et empathique. Plus tard, Maurice Pialat en fera une forme d’ascèse narrative : refus du spectaculaire, ellipses brutales, dialogues arrachés au silence, comme dans À nos amours ou L’enfance nue.
Pialat n’est pas seul. Robert Guédiguian, Bruno Dumont, Les frères Dardenne en Belgique, explorent eux aussi cette veine. Le naturalisme devient alors politique, mais sans slogan. Il montre, il ne démontre pas. Il regarde, il ne juge pas.
Une esthétique poreuse : hybridations et tensions
Le naturalisme, contrairement à d’autres styles aux contours figés, a toujours été poreux. Il s’est nourri de la fiction, du documentaire, du drame social, mais aussi de la comédie dans certaines tentatives (par exemple chez les Frères Safdie aux États-Unis).
Cette hybridation a parfois été féconde : le cinéma britannique des années 1990, avec Ken Loach ou Mike Leigh, mêle trame narrative et regard sociologique, ancrage local et portée universelle. Mais certaines dérives du « réalisme à la française », surtout dans les années 2010, ont abouti à des films où la représentation de la misère devenait une posture, vidée de substance, comme si la pauvreté filmée suffisait à donner du sens.
2025 : Le naturalisme comme résistance ?
Aujourd’hui, le naturalisme n’a pas disparu. Il s’est transformé, il s’est rétracté parfois, mais il survit. Dans les films de Claire Denis, de Jacques Audiard, ou chez des réalisateurs plus jeunes comme Ladj Ly, il prend de nouvelles formes. Il devient un outil d’investigation sociale, un miroir des fractures contemporaines.
Mais il est aussi en tension avec un paysage cinématographique dominé par la mise en scène de soi, les récits performatifs, les formats courts et spectaculaires. Dans ce contexte, le naturalisme apparaît presque comme un geste de résistance : refuser l’artifice, ralentir le temps, donner corps aux invisibles.
Il trouve aussi de nouvelles voies dans les séries, qui adoptent ses codes (comme The Wire ou Les Revenants), ou dans les œuvres venues du Maghreb ou d’Amérique Latine, qui redonnent à la ruralité, à la marginalité, une place au centre du cadre.
En conclusion : un style qui écoute plus qu’il ne montre
Le naturalisme, plus qu’un style, est une éthique du regard. Il suppose une humilité du geste cinématographique. Il ne s’agit pas d’inventer des mondes, mais de comprendre celui qui est là — dans sa rugosité, ses contradictions, sa beauté silencieuse. En 2025, alors que le cinéma cherche souvent à éblouir, il est des cinéastes qui continuent de regarder avec attention. C’est peut-être là que se tient encore, discrètement, la force du naturalisme.